Les maisons de famille, une prison dorée ?


MAISONS DE FAMILLE (1/4) – Inscrits au cœur du roman familial, ces refuges chéris transmis par la génération précédente ont tendance à arrimer durablement leurs propriétaires aux murs, avec parfois la sensation de s’être eux-mêmes assignés à résidence.

« Maintenant que les filles sont grandes, j’avoue ressentir une pointe d’envie quand elles annoncent leur planning des vacances. Elles papillonnent à droite et à gauche, et ne demandent jamais où nous serons car elles savent : à la Vauzette, comme toujours…», grince Adèle, qui possède la maison familiale en indivision avec ses sœurs depuis plus de quinze ans. « Pourtant, nous aussi on adorerait avoir un peu froid en Norvège ou un peu trop chaud sous les Tropiques ! ». Mais les souvenirs cuisants de la taxe foncière, la note d’électricité ou de la dernière facture du couvreur ont tendance à convaincre les occupants intérimaires d’investir les lieux à la première occasion, histoire de juguler l’hémorragie financière.

«La maison familiale est un ventre de la mère que l’on essaye de s’approprier»

« C’est une baraque sans prétention, loin de tout, impossible d’en amortir les frais en la mettant en location, précise Adèle, qui, l’âge avançant, ressent de plus en plus intensément la sensation de s’être auto-piégée. Récemment, une amie à laquelle je confiais mon rêve d’aller à Cuba m’a rétorqué que c’était trop tard, que l’île s’était ouverte, et que de toute façon la grande époque des voyages, c’était fini… Cela m’a déprimée. » Car pendant qu’Adèle enchaînait vacances et ponts dans son sanctuaire de la Creuse, le surtourisme déployait ses tentacules et la honte de prendre l’avion devenait une réalité matérialisée par un mot suédois imprononçable. « J’ai raté le coche… Les années passant, je ne me suis pas vue devenir une moule sur son rocher avec cette maison. Un genre d’aliénation volontaire que je ne comprends pas moi-même. »

Le psychothérapeute Patrick Estrade (*) a, lui, une idée plutôt précise de ce qui se joue : « On peut développer une attitude un peu masochiste face à une demeure à laquelle on se dévoue. Tout système contient en lui-même un extrême qui nous échappe : on peut devenir prisonnier de celui-ci, mais pas la maison… » Et même pour ceux qui ont les moyens financiers de déserter quelques semaines la maison de famille, le lâcher prise reste compliqué. « La maison familiale est un ventre de la mère que l’on essaye de s’approprier, détricote le thérapeute. On ne veut pas être absent trop longtemps de peur que la maison ne « nous oublie ». Sur la base de cette croyance datant de l’enfance, on rejoue des rapports concurrentiels entre fratrie ou cousins… Mais on ne peut pas parler de prison dorée, la maison n’y est absolument pour rien !»

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« Petit ingrat privilégié »

«Victimes» collatérales de cette zizanie psycho-financière sévissant chez leurs aînés : les jeunes générations, incitées plus ou moins subtilement à venir poser leurs valises plus souvent qu’à leur tour. «Ma mère partage le chalet familial avec sa cousine, et tous les ans elle m’appelle, ravie, pour annoncer qu’elle a réussi à nous réserver telle ou telle semaine», soupire Élias. Et la matriarche n’y va pas par quatre chemins. « Elle est en mode : ‘je paye donc tu y vas !’. Donc on y va. Alors que ma femme déteste la montagne et que la semaine – même sans payer l’hébergement – nous ruine jusqu’aux vacances suivantes… » Et pourquoi ne pas simplement décliner ? « Je ne veux pas la blesser ou passer pour un petit ingrat privilégié… » Un sentiment partagé par Claire, qui se sent obligée d’investir les pénates familiaux chaque dernière quinzaine d’août.

« On y va. Alors que ma femme déteste la montagne et que la semaine – même sans payer l’hébergement – nous ruine jusqu’aux vacances suivantes… »

« Mes parents entretiennent cette maison héritée de mon grand-oncle pour le seul bonheur de nous y accueillir, impossible de passer son tour. Du coup, ça fait des années qu’on repousse notre rêve d’aller à un festival en Écosse à cette période. Évidemment, cela n’a rien de dramatique, mais ça ne me donne pas envie de la garder plus tard si c’est pour avoir un tel fil à la patte… », affirme la jeune femme, qui déplore de surcroît une dynamique infantilisante lors de ses séjours. « Le premier jour, on nous annonce qu’il n’y a pas d’horaires et que chacun fait comme il veut…Évidemment, il se passe l’exact inverse, et au bout de 72 heures, j’ai envie de tuer tout le monde. L’expression prison dorée est vraiment parfaite pour décrire le phénomène : tout le confort du monde sans rien débourser, mais il faut renoncer à ta liberté ! »

Chaque génération se plaint d’être régentée par la précédente

La culture de la maison de famille n’est pas innée, elle se nourrit et se transmet dès le plus le jeune âge.
Thierry RYO – stock.adobe.com

En vacances dans la maison familiale surgit un rapport particulier au temps et à la hiérarchie, où chaque génération se plaint d’être régentée par la précédente… jusqu’à ce qu’elle-même prenne les rênes pour exercer à son tour un règne sans partage. Adèle, elle, a renoncé au chantage affectif pour obtenir de ses filles des visites estivales : « Ce serait un peu fort de me plaindre d’être coincée ici tout en les contraignant à venir… Mais je pense que si elles ne font pas l’effort de passer ici avec leurs enfants quand elles en auront, ces derniers ne seront pas liés par des mémoires d’enfance à la Vauzette et elle finira par être vendue… »

Car la culture de la maison de famille n’est pas innée, elle se nourrit et se transmet dès le plus le jeune âge. « Pour aimer une demeure, il faut la voir, la toucher et pouvoir la magnifier à travers de bons souvenirs », souligne Patrick Estrade. « Évidemment que, quand j’aurai des enfants, je viendrai souvent à la Vauzette, conclut Héloïse, la fille aînée d’Adèle. Et je trouve très exagérée cette expression de prison dorée ! Je comprends ce que vit maman, mais je pense que génération après génération, les plus jeunes vivent leur meilleure vie et les plus âgés subissent un peu, c’est le prix à payer. Donc je profite maintenant, et quand mon tour sera venu, je deviendrai une moule heureuse sur mon rocher ! »

(*) La Maison sur le divan : tout ce que nos habitations révèlent de nous, Ed. Robert Laffont, 2009.

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