En Isère, dispute autour d’un pan de réserve naturelle interdit aux randonneurs (et pas aux chasseurs)
Le propriétaire d’une partie de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse en interdit désormais l’accès aux randonneurs et continue de la louer aux chasseurs. Le droit est respecté mais la polémique est enclenchée.
Un propriétaire privé peut-il empêcher des randonneurs d’arpenter une réserve naturelle ? Oui, mais sous certaines conditions et cela n’empêche pas le débat moral. Le cas de la Réserve des Hauts de Chartreuse, située au sein du parc naturel régional de Chartreuse, est en passe de devenir un cas d’école. À cheval entre Isère et Savoie, ce vaste espace montagneux de plus de 4420 hectares est entre plusieurs mains : les communes en détiennent 43%, l’État 26%, plusieurs propriétaires privés se partageant les 13% restants. C’est l’attitude de l’un d’entre eux qui a déclenché la polémique agitant le parc depuis plusieurs jours.
En août, le marquis Bruno de Quinsonas-Oudinot, propriétaire de 750 hectares que sa famille possède depuis le Moyen-Âge a fait installer plusieurs panneaux « Propriété privée – Défense d’entrée » sur ses terres. De fait, randonneurs et alpinistes seraient privés d’accès à une zone très fréquentée notamment pour sa Tour Percée, double arche naturelle découverte en 2005. Ceux passant outre l’interdit se sont parfois retrouvés nez à nez avec des chasseurs leur intimant de quitter les lieux. La location du terrain de Bruno de Quinsonas-Oudinot à des chasseurs, moyennant plusieurs dizaines de milliers d’euros, n’est pas nouvelle. Les frictions que celle-ci engendre avec les randonneurs non plus.
Propriétaire privé
Mais que font des chasseurs dans une réserve naturelle ? Dans la plupart des espaces protégés, leur présence est tout à fait légale. Dans le cas de la Chartreuse, 70% du parc concerné sont même ouverts à la chasse. « C’est quelque chose qui ne va pas de soi pour de nombreuses personnes », contextualise Dominique Escaron, président du Parc et maire du Sappey-en-Chartreuse (Isère). Idem pour le droit du marquis à disposer comme il le souhaite de sa propriété, même si celle-ci est située sur une réserve naturelle. « C’est un sujet complexe car contraire à l’évidence », concède l’édile. Ni le parc, ni la réserve, n’ont compétence à intervenir dans la gestion du terrain par Bruno de Quinsonas-Oudinot, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.
« Un Parc ne fait pas les lois, ni n’a vocation à les faire respecter, tranche Dominique Escaron. Nous sommes là pour faire vivre tout le monde ensemble, et estimons que tous, chasseurs, randonneurs et habitants, ont une légitimité et doivent pouvoir profiter de ce territoire… Selon les règles ». Autrement dit, si le propriétaire privé interdit l’accès à son domaine, randonneurs et alpinistes doivent s’y conformer.
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Un tracé de GR modifié
La polémique pourrait s’en tenir à ce conflit d’usage. Mais un autre élément alimente la controverse. Fin août, toujours, le tracé du sentier du GR9, qui relie le Jura à la Méditerranée sur près de 1000 kilomètres, a été modifié par la Fédération Française de Randonnée. Or, celui-ci passait par les terrains du marquis. Une coïncidence qui fait s’interroger plusieurs personnes sur une potentielle intervention de Bruno de Quinsonas-Oudinot dans ce nouveau tracé.
Germain Vandeneeckhoutte, agent de développement et coordinateur de la Fédération Française de Randonnée en Isère, le dément. « Le but, c’est qu’il y ait une vraie traversée des Préalpes françaises. Pour ce faire, on avait besoin que le sentier soit mieux jalonné en hébergements, en accès de transports en commun, en services, en ravitaillement… » Ce changement a été entrepris en 2017 – bien avant les panneaux du propriétaire, donc. « Surtout, sur cette même parcelle, les randonneurs peuvent toujours emprunter un autre itinéraire, le Tour de Chartreuse », appuie l’agent de la FFR. Pour l’heure, le tracé de de ce sentier moins connu que le GR9 n’a pas été remis en cause par le propriétaire privé.
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Législation floue
Il n’empêche que ces événements ont donné naissance à une pétition médiatisée, qui plaide pour une « liberté d’accès à tout-e-s à la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse ». Elle a récolté à ce jour plus de 18 000 signatures.
Sur le fond, la loi du 2 février 2023 visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée ne permet pas encore de clore le sujet. Elle indique bel et bien que, lorsque « le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement, pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui » est interdit. Mais un flou juridique demeure, en l’absence, à ce jour, de décret d’application. « On ne sait pas encore si le seul fait d’apposer des panneaux ʺPropriété privéeʺ suffit à interdire l’accès aux randonneurs », résume Germain Vandeneeckhoutte.
Par ailleurs, aménager une réserve naturelle sans concerter le comité consultatif est interdit, selon Dominique Escaron, président du Parc. Les panneaux installés par M. de Quinsonas-Oudinot pouvaient-ils être installés sur son domaine ? L’article 12 du Décret de création de la Réserve naturelle, transmis par le Parc, stipule qu’il est interdit « de porter atteinte au milieu naturel en utilisant le feu ou en faisant des inscriptions autres que celles qui sont nécessaires à l’information du public ou aux délimitations foncières. » La cohérence de ces éléments juridiques reste à préciser.
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Plusieurs plaintes déposées
Bien que légales, les pratiques du propriétaire scandalisent ses détracteurs. Pascal Sombardier, alpiniste ayant découvert la Tour Percée en 2005, s’émeut de la différence de traitement entre les différents usagers du lieu. « Est-ce qu’on a le droit de cacher des merveilles naturelles comme la double arche ? On ne cache pas ce genre de choses, on organise éventuellement la fréquentation ! »
Le conflit d’usage pourrait dégénérer. Plusieurs randonneurs ont déposé plainte après que des chasseurs les auraient agressés. Parmi eux, Eric Rolland, professeur de la région qui a filmé son agression sur le domaine en mai 2021. «On était hors période de chasse, et on n’avait vu ni panneau, ni clôture. C’était avant la loi de février 2023, je savais que si le lieu n’était pas clôturé, j’avais le droit de m’y rendre. »
Mais sa plainte, comme les autres, n’a pas connu de suite, souligne Dominique Escaron. Dans le cas de M. Rolland, l’infraction a été jugée insuffisamment caractérisée. Le président du parc redoute l’emballement de certains : « Sur les milliers de signataires des pétitions, il y en aura qui voudront s’opposer par la force, et ça va dégénérer. » Marion Frachisse, chargée de communication, rappelle, elle, que « le parc encourage chaque personne agressée à porter plainte ».
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Un cas de figure qui pourrait se reproduire dans « d’autres endroits »
Le cas des Hauts de Chartreuse peut-il s’étendre à d’autres réserves naturelles ? Pour le président du parc, aucun doute : « la difficulté qu’on rencontre surviendra dans d’autres endroits ». Une inquiétude que partage Germain Vandeneeckhoutte. « En montagne, on est quasiment toujours dans une propriété privée. Et on a très souvent des conflits d’usage avec les propriétaires », souligne l’agent de développement de la Fédération Française de Randonnée en Isère.
Conflits enjolivés par le boom de fréquentation de la montagne depuis le Covid, avec son lot d’incivilités. « Je crains que la loi de février 2023 fasse boule de neige, que d’autres propriétaires se mettent à apposer des panneaux pour tenir éloignés les randonneurs », soupire-t-il. En attendant un décret d’application, il rappelle que « lorsque l’on se demande s’il est normal d’être propriétaire de la nature, il faut se souvenir d’une chose, en France, le droit de propriété est au-dessus. »