l’art délicat de choisir le bon film en avion
DÉCRYPTAGE – Bien divertir leurs passagers constitue un enjeu de taille pour les compagnies aériennes. Certaines sont prêtes à beaucoup dépenser pour maintenir leurs clients occupés pendant toute la durée du vol.
Pour beaucoup, c’est un rituel. Une fois installés dans leur étroit siège d’avion, ils allument l’écran face à eux. Et se posent cette question : «Comment vais-je passer les huit prochaines heures avant d’atterrir à New York ?». On le sait, le divertissement est une part importante du voyage en avion. Car entre la fatigue, le stress, le manque de place, les voisins pas toujours plaisants et la nourriture parfois décevante, pas facile de passer un moment agréable lors d’un vol long-courrier. Dans cette course à la distraction, nombre de compagnies aériennes se targuent de catalogues à rallonge, entre récentes sorties de cinéma et séries à la mode. Mais comment sont choisis ces contenus ? Et surtout, peut-on tout regarder dans l’avion ?
Ces questions sont loin d’être anodines pour les compagnies aériennes. Car, dans le milieu ultra-concurrentiel de l’aérien, (bien) divertir ses passagers est un enjeu de taille. Cela porte d’ailleurs un nom : l’in-flight entertainment, ou en bon français, le divertissement en vol. Et pour beaucoup de transporteurs, ces passe-temps aériens s’inscrivent dans une vraie stratégie de marque, pour laquelle ils sont prêts à dépenser plusieurs millions d’euros par an. Selon les derniers chiffres, le marché de l’IFE devrait atteindre près de 7,5 milliards d’euros en 2023, soit une augmentation de 17% en un an.
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Air France, par exemple, a fait le choix de mettre en avant la culture française à l’international. Entre 20 et 25% des films et 33% des séries proposés aux passagers sont des créations françaises. De plus, la compagnie aérienne possède un partenariat historique avec le Festival de Cannes. «Nous nous attachons à une sélection de grande qualité, et les films de Cannes en font partie. Cette sélection est à la fois dans l’ouverture, pour plaire au plus grand nombre de nos passagers, quelle que soit leur culture, mais nous allons aussi mettre en avant des partis-pris, comme la francité et la mise en valeur de la création française dans toutes nos rubriques», explique Sandra Ottavi, responsable Expérience Vol pour Air France. Dans son catalogue de décembre, Air France va ainsi proposer Anatomie d’une chute de Justine Triet, dernière Palme d’or au Festival de Cannes, sortie en août dans les salles.
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Une multitude de choix
Au-delà de la qualité, tout semble une question de choix, ou plutôt de multitude de choix. Le voyageur a accès à 1500 heures de contenus chez Air France, soit 375 films et 250 épisodes de séries. De son côté, Emirates fait grimper les enchères, avec plus de 2000 films, 650 émissions de télévision et 4000 heures de musique, de podcasts et de livres audio. La compagnie aérienne se targue d’«obtenir des licences de contenu auprès de distributeurs dans plus de 40 pays». Une stratégie qui semble payer : la société basée à Dubaï a même été fois récompensée 17 fois consécutives pour son offre de divertissement par Skytrax. British Airways compte sur un partenariat avec Paramount + pour faire la différence auprès des passagers. Au programme : blockbusters, séries exclusives et dernières émissions à la mode. Du côté de Qatar Airways, plus de 1000 films sont proposés aux voyageurs, dont de récentes sorties cinéma.
Aujourd’hui, les grands écrans partagés d’antan, popularisés dans les années 1960, ont été remplacés par des écrans individuels installés sur les dossiers des sièges. L’offre quasi-infinie passe par un renouvellement régulier des catalogues, dont une partie est changée tous les mois. Pour ce faire, les compagnies aériennes travaillent avec des «content service provider», autrement dit des fournisseurs de contenus qui les aident à sélectionner un catalogue en adéquation avec leur image de marque. Ces sociétés collaborent de manière étroite avec les studios. Leur nom est rarement connu du grand public : Spafax, Unuvu… Air France travaille d’ailleurs avec cette dernière pour élaborer son catalogue de films internationaux. Elle collabore aussi avec FVS Entertainment, en charge de la programmation de contenus français. Emirates, mastodonte des contenus, travaille quant à elle «étroitement avec certains des principaux acteurs du secteur, ayant été les premiers à travailler avec la plateforme de streaming HBO Max», nous indique-t-elle.
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«Édition» de programmes
Ces «content service provider» doivent respecter un cahier des charges précis, dressé par les compagnies. Exit les contenus trop violents ou avec un caractère sexuel explicite. On élude également des contenus à caractère politique ou religieux. ««On évite aussi les crashs aériens. Il ne faut pas oublier que l’avion est un huis clos, et nous devons nous adresser à l’ensemble de nos passagers. Il est possible de se retrouver avec un enfant à côté de soi. Il pourra avoir un contenu adapté à sa catégorie d’âge. Certes, on peut proposer des longs-métrages primés, mais il ne faut pas que ce soit choquant pour l’enfant», détaille Sandra Ottavi. Les compagnies proposent d’ailleurs un catalogue spécifique pour les bambins, souvent adapté à leur âge. Les parents peuvent également demander au service de bord de mettre en place un contrôle parental sur l’écran de leurs enfants.
Les exigences sont donc nombreuses pour les Content Service Providers. Certains ne vont pas hésiter à «éditer» les films, autrement dit, les expurger de certaines scènes violentes, ou de certains moments qui pourraient choquer dans quelques parties du monde. Certains transporteurs ont d’ailleurs été épinglés et accusés de censure. Ça a été le cas en 2019 avec Delta Airlines. L’actrice Olivia Wilde, qui avait réalisé le film Booksmart, s’est indignée en découvrant comment son film était diffusé à l’intérieur des avions de la compagnie américaine. Certaines scènes, dont une scène d’amour lesbien non explicite, ont été coupées provoquant la rage de la réalisatrice sur son compte Twitter (devenu X depuis).
De son côté, la société Encore Inflight Limited, responsable de la coupe, avait tenté de se justifier : «Chaque compagnie aérienne fournit aux distributeurs de films un cahier des charges de leur censure, en précisant noir sur blanc ce qu’elles ne veulent pas, comme de la nudité, des scènes de sexe, des représentations religieuses, des catastrophes aériennes, etc.», avait fait savoir son PDG, à l’époque. Pas de quoi convaincre la réalisatrice, qui avait obligé Delta Airlines à rétropédaler. Reste que dans les airs, l’art du consensus l’emporte parfois sur l’art tout court…