aveugle et grand voyageur, il a fait le tour du monde
PORTRAIT – Après avoir perdu la vue à 16 ans, Jean-Pierre Brouillaud a retrouvé un souffle de vie en explorant (presque) tous les continents. À l’occasion de la Journée Mondiale de la Canne Blanche, le Limousin raconte au Figaro son quotidien de voyageur.
2019. Julien Soriano s’apprête à acheter un billet de train à la gare d’Avignon lorsqu’il entend quelqu’un demander de l’aide pour trouver le guichet. «Personne n’a réagi, alors je suis allé le guider, car il disait qu’il était aveugle», se souvient le Niçois de 45 ans. Cet homme, c’était Jean-Pierre Brouillaud. «Il m’a proposé de prendre nos places ensemble, car on allait tous les deux à Marseille et qu’il bénéficiait d’un tarif accompagnant», retrace Julien Soriano. Avant d’ajouter : «Depuis ce jour, nous sommes devenus de très bons amis». Nous le comprenons : il suffit d’un échange avec Jean-Pierre pour être captivé par sa personnalité. Comme lorsqu’il nous décrit l’une de ses randonnées au Maroc. Son débit est si juste, si assuré qu’on en oublie qu’il vit dans l’obscurité depuis près de cinquante ans.
C’est pour s’en affranchir qu’il choisit très tôt de prendre la route. «J’ai commencé à voyager à 18 ans, après être devenu aveugle à cause d’un glaucome, une maladie dégénérative du nerf optique. Cela a été très dur à accepter, alors j’ai voulu partir loin», justifie-t-il aujourd’hui. Un besoin d’ailleurs qu’il compare à une pulsion. Celle de l’aventurier, car il n’y a rien du «touriste» chez cet homme de 69 ans, dont les yeux bleu-vert sont figés dans le vide. Membre de la Société des Explorateurs Français depuis 2018, il a publié cinq livres et participé à plusieurs documentaires. Le mois prochain, il s’envolera pour la Norvège afin de tourner un film sur une expédition en chien de traîneau. Autant de projets et d’expériences qui interrogent : comment découvrir le monde sans le voir ?
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Cet «adolescent rebelle, bercé par la culture hippie et le rock», comme le dépeint son ami Julien Soriano, n’a jamais été inspiré par une destination de rêve. «J’ai d’abord parcouru l’Europe, puis je ne me suis jamais arrêté. Le tout, en auto-stop , car je n’avais pas beaucoup d’argent et j’étais parfois seul. J’arrêtais des gens dans la rue pour m’aider à envoyer des cartes postales à mes parents», s’amuse celui qui a sillonné l’Iran ou l’Amérique du Sud. Sans itinéraire précis, il nourrit l’envie d’espaces où il peut avancer sans obstacle. «Ce que je préfère, ce sont les déserts, comme celui du Sahara, où je me sens libre de mes mouvements», illustre le voyageur, qui part souvent avec des amis. Ceux-là ne sont pas seulement des compagnons de route, mais deviennent pour lui des «narrateurs».
«Je leur demande de me décrire les paysages», ajoute Jean-Pierre. Ainsi de Lilian Vezin. Ce photographe breton, rencontré – lui aussi – au hasard d’un voyage, a suivi Jean-Pierre jusqu’en Colombie. «Il pose beaucoup de questions pour compenser le fait de ne pas voir», admet celui qui est devenu son photographe attitré. Ce qui l’impressionne le plus ? Le goût de son ami pour les choses simples. «Il peut rester des heures sur un banc à écouter les oiseaux chanter ou à sentir toutes sortes de fleurs».
Afin de comprendre le territoire où il se trouve, Jean-Pierre a d’autres techniques. Il détaille : «J’écoute la musique locale pour me représenter le lieu à travers ses rythmes et sa langue.» À cela s’ajoute sa curiosité culinaire, son attrait pour les épices de la région, ou bien les parfums. «J’aime l’Inde car j’arrive, littéralement, à ressentir le pays. Je me rappelle l’odeur du jasmin, mêlée, il est vrai, à celle des déchets sur les trottoirs», reconnaît-il.
L’explorateur aveugle a aussi développé ses propres astuces pour se représenter un monument. «Quand je visite un site, je cherche toujours une boutique touristique où se vendent des reproductions miniatures du lieu, pour les palper et me les imaginer», avoue-t-il. Et pour accéder aux endroits, il a pris l’habitude de solliciter des inconnus. «J’ai déjà vécu des agressions, comme à Istanbul, où l’on m’a volé ma canne en sortant d’un train. Mais les gens sont généralement bienveillants avec moi. En Éthiopie, par exemple, personne ne me laissait seul dans la rue», raconte-t-il. Ces expériences l’ont aidé à apprivoiser sa peur. Perdre la vue en pleine adolescence reste son plus grand moment de frayeur. Le reste, il s’en accommode.
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Lilian Vezin
«Pour me déplacer, j’utilise l’écholocalisation : je longe les murs pour écouter la résonance des sons, savoir si je suis près ou loin de la route. En ville, avec le bruit des voitures, c’est bien plus difficile et c’est pour ça que je favorise les lieux calmes, naturels» nuance Jean-Pierre. Cela ne l’empêche pas de se balader chez nos voisins espagnols. Pour les «bars ouverts toute la nuit», plaisante-t-il, mais pas uniquement. «L’Espagne est un pays incroyable pour les aveugles : contrairement à la France, il y a des dispositifs sonores un peu partout», compare-t-il. En France, plus d’un million de personnes sont malvoyantes, dont environ 200.000 totalement aveugles. Et les infrastructures pour faciliter leurs déplacements ne sont pas toujours au rendez-vous.
Franchir les frontières avec un sens en moins demande certes un peu de courage. Mais aussi un goût certain pour l’ailleurs. Jean-Pierre l’a constaté lors d’une conférence en 2022 à Lyon : «Un autre aveugle m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi je partais, que c’était ridicule, que si on le faisait tourner autour d’un immeuble en lui disant qu’il était au Pérou, il y croirait.» S’il n’avait alors pas trouvé les mots pour se justifier, il admet aujourd’hui que cela «le comble», tout simplement. «Il faut voyager si on en a réellement envie et ne pas suivre une tendance. Seulement dans ce cas-là, l’expédition vaudra bien tous les obstacles en chemin», avise Jean-Pierre, avant de continuer la narration de ses mille et une expéditions.
Publié le 29 avril par l’association Aller voir ailleurs, le dernier ouvrage de Jean-Pierre Brouillaud, Né d’un lampadaire, retrace ses mésaventures de voyageur aveugle. Il présente actuellement à Avignon son spectacle Géographie, mon amour, où il narre ses périples à travers le monde.