À la découverte de Koyasan, la ville japonaise aux cent temples et huit sommets
LE JAPON DES MONTAGNES (1/5) – Parti au cœur de l’été, le journaliste Jean-Marc Leclerc, rédacteur en chef adjoint au service société du Figaro, a rapporté ce récit très personnel d’un périple vers le nord, jusqu’aux Alpes japonaises, de Koyasan à la vallée de Kiso, avant de céder à la fascination qu’exerce, plus au sud, l’incontournable mont Fuji. Carnet de voyage.
Tandis que la clameur olympique s’élève dans les rues de Paris, la nuit s’empare de Koyasan, au centre sud du Japon. Le chant entêtant des grenouilles du bassin intérieur du temple qui nous abrite traverse la moustiquaire. Il roule entre les murs de bois de notre shukubo, cet espace hôtelier intégré à l’édifice religieux. Nous allons devoir assister à la prière de 6 heures 30. La nuit promet d’être courte. Le grand chœur joyeux des batraciens est maintenant rythmé par la percussion d’un gong suzu, joué par une main invisible. Et les grenouilles, imperturbables amoureuses, redoublent de frénésie sous la lune voilée. Vers 1 heure du matin, les petits êtres aquatiques finissent par se taire. Les heures passent.
Je n’ai guère dormi, ne voulant rien rater du spectacle de l’aurore. Un petit gong égrène encore quelques notes rapprochées. Puis le gros gong de la veille retentit de nouveau, envahissant l’espace de sa profonde vibration, lente et pénétrante. L’esprit commande de se lever, de chausser ces petits chaussons qui ont remplacé nos chaussures laissées à l’entrée. Il est temps de rejoindre les pèlerins et leurs hôtes étrangers, qui se croisent en silence pour aller prendre place dans la salle commune. Volutes d’encens et lueur des bougies, renvoyant l’éclat des instruments liturgiques en laiton ornant une pièce au décor foisonnant. Ainsi commence la prière des moines au temple de Zofukuin.
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Au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme sont les principales croyances. Elles peuvent s’exprimer simultanément pour former un syncrétisme shintô-bouddhiste. Je tire comme leçon de cette première prière parfumée que, dans le bouddhisme Shingon – celui des « mots véritables » -, tout aspire à libérer l’être de la souffrance par la quête de l’harmonie ; sans, pour autant, ôter la douleur de la position du lotus, décidément inatteignable pour mon corps d’athlète.
Peur d’un giga-séisme
Retour sur images… Nous filons vers la verdoyante Koyasan. Juste le temps d’engloutir d’excellents sushis servis sur tapis roulant à Osaka, ville à la gastronomie fameuse et point de départ de notre expédition. Un chauffeur de taxi nous mène à bon port. Simon, de son vrai nom Koichi, 62 ans, est un retraité actif, ancien gérant itinérant de magasins de souvenirs dans plusieurs villes du Japon. Avec les alertes au tremblement de terre depuis les deux secousses de jeudi au large de Kyushu, 700 kilomètres plus au sud, et leurs conséquences en termes de prévention pour encaisser un redouté mais hypothétique giga séisme, les perturbations sur le réseau ferroviaire sont nombreuses. Elles nous auraient sans doute fait rater le rendez-vous au temple pour 17 heures. Nous avons donc consenti à cet effort raisonné d’une course à 34.000 yens (plus de 200 euros) à laquelle Koichi, alias Simon, lui-même ne s’attendait pas. Il rit nerveusement en se faisant répéter la destination : « Vous avez bien dit la préfecture de Wakayama ? ».
Notre chauffeur se met en route et, après un long silence, nous confie avoir vécu le gros tremblement de terre de Nagano en 2014. « J’ai eu très peur, dit-il. Je n’arrivais pas à tenir debout. Je suis tombé de tout mon long », en faisant le geste d’une main qui lui fauche les jambes. « Je ne pouvais pas lutter. C’était terrifiant », poursuit-il. Père d’un garçon et d’une fille, il l’assure : « Mon fils a eu sa maison et sa voiture détruites lors du sinistre ». Koichi travaille encore pour améliorer son quotidien et il l’affirme : « Je connais beaucoup de gens partis à la retraite sans travailler ; ils déclinent. En faisant le taxi, je garde mon énergie ».
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Gants et cheveux blancs
Dans un pays où le déséquilibre de la pyramide des âges fait que 10% de la population a plus de 80 ans et 30% plus de 65 ans, Koichi peut-il s’arrêter de travailler à la manière des Français (qui ne mesurent pas leur chance) ? Plus de 9 millions de personnes âgées travaillent au pays du Soleil Levant, soit plus de 13% de la population active, contre 5% des 65-74 ans en France. Ils cumulent souvent le fruit de leur labeur avec une maigre retraite. Notre chauffeur ne risque pas de se plaindre qu’il y ait trop de touristes au Japon. Il a même ses touristes préférés. Quand on lui pose la question, sans crainte de vexer le client français, après avoir réfléchi deux secondes, il lâche tout de go : « Les Américains !»
Simon porte des gants blancs. Tous les chauffeurs des classiques Toyota Crown Comfort, ces vieux taxis à trois volumes encore en service, portent une paire de gants blancs en conduisant. Une volonté de défendre une certaine idée du métier. Uber et ses ersatz ont d’ailleurs beaucoup peiné à s’implanter au Japon, face à des sociétés de taxis traditionnelles qui veillent jalousement à maintenir leur position et ce service un brin suranné, s’appuyant sur une flotte de plus de 300.000 véhicules dans tout le pays, dont 50.000 à Tokyo. Nous arrivons à 15 heures à Koyasan, ce joyau aux 2000 temples sous l’ère Edo et dont ne subsistent que 117 bâtiments. Le complexe monastique dédié au bouddhisme ésotérique Shingon est situé dans le parc de Koya-Ryujin. Il est l’un des sites les plus mystiques du Japon. Koyasan est la « deuxième montagne sacrée » de l’archipel, après le mont Fuji.
L’eau du bain, où j’entreprends humblement de me purifier, vers 17 heures, au Shukubo, avoisine les 60 degrés ! Un bassin tout en métal, semblable à un bac à frites
Reposant sur un plateau, à 900 mètres d’altitude, la ville des temples est entourée de huit sommets. La topographie des lieux évoque, dit-on, « le cœur d’une fleur de lotus, enserrée de huit pétales ». Les Japonais raffolent de ce genre de symbolique. Il nous faut maintenant trouver nos marques, prendre le temps de s’immerger. C’est le cas de le dire : l’eau du bain, où j’entreprends humblement de me purifier, vers 17 heures, au Shukubo, avoisine les 60 degrés ! Un bassin tout en métal, semblable à un bac à frites. Je n’y reste pas aussi longtemps que j’aurais pu l’imaginer. J’ai dû préalablement me laver, assis sur un tabouret bas en plastique. Je passe l’étape de la bassine d’eau à verser sur la tête. Au sortir de ma cocotte-minute, je prends la douchette et mets le jet au minimum de sa température, m’aspergeant consciencieusement pour faire redescendre celle de mon corps.
Le dîner dans un restaurant de la ville m’apporte un dépaysant réconfort. Assis sur le sol, autour d’une table basse carrée au bois veiné soigneusement poli, dans une salle à notre usage exclusif, nous goûtons au charme de cette vénérable maison. Sous nos yeux : tempura de légumes, soupe, tofu comme un flanc à la saveur quasi subliminale, radis façon céleri râpé à la sauce aigre-douce, riz aux reflets rosés, gombos gluants, pêche confite… et saké du cru pour les adultes. La visite nocturne du temple voisin, Danjo Garan, au retour, tient de l’enchantement. Bâti il y a environ douze siècles, il est le foyer de l’école bouddhiste Shingon, fondée par le moine Kûkai, connu également sous son nom posthume de Kôbô Daishi (Grand instructeur de la loi).
Celui-ci est venu s’installer dans ces montagnes en 816, afin de prier pour la paix et le bien-être des hommes. Il est le père du bouddhisme au Japon, dépêché en Chine par l’empereur, pour en ramener les enseignements et les adapter au pays des samouraïs. Il en découlera une doctrine simplifiée et plus accessible, qui offre au croyant l’avantage de pouvoir atteindre la révélation de son vivant, par ses actes, et non uniquement après sa mort, par la réincarnation, qui mène au Nirvana. La secte Shingon rencontrera instantanément le succès, comptant jusqu’à 90.000 moines au plus fort de la ferveur de cette cité éminemment spirituelle. Cette pratique revendique aujourd’hui 1,2 million d’adeptes et 4000 temples dans tout le Japon.
108 tintements pour 108 désirs
À Koyasan, ceux du complexe monastique principal s’alignent en majesté, aux abords d’un lac tendu de deux ponts de bois peints en rouge. Et le lieu irradie de piété, avec ses lanternes et ses façades monumentales délicatement éclairées ; ses statues des quatre rois célestes, protecteurs des quatre points cardinaux, terrassant des démons, sous la porte centrale ; sa cloche géante aussi, à l’entrée, appelée Kôya shirô, la quatrième plus grosse du pays. Elle retentit 108 fois par jour, autant que le nombre de désirs attachant l’homme au monde matériel dans le bouddhisme, un concept appelé Bonnô en japonais. Kôya Shirô sonne actuellement cinq fois par jour à des heures fixes : 4 heures du matin, 13 heures, 18 heures, 21 heures, 23 heures.
Il y a aussi et surtout ces troncs massifs de cyprès et de cèdres qui nous dominent, comme une armée de colosses gardant ces lieux séculaires. Le site est magnifiquement entretenu. Un seul temple, sur la petite dizaine que compte le complexe, a résisté aux multiples incendies qui ont ravagé les bâtiments, au fil des siècles. Tous les autres ont été méthodiquement reconstruits.
C’est la pleine lune.
Autour de l’étang je me suis promené
Toute la nuit.
Matsuo Basho (1644-1694)